Prague : moderne, mais pas à n'importe quel prix.
D’accord, beaucoup de gens – même ceux qui sont fans de Prague – lui reprochent parfois son côté « ville-musée », voire Disneyland pour les plus sarcastiques qu’insupportent l’alliance « centre historique et touristes ». D’accord, c’est vrai que le côté « conte de fée » de la ville peut parfois crisper. Mais en même temps, il faudrait être un vieux ronchon frustré pour bouder son plaisir.
Alors avouons-le, tout le monde aime aussi rêver un peu, et les pointes des flèches d’églises aux pommes d’or scintillant au soleil ou éclairant la nuit, ça nous fait tous chaud au cœur… Qu’on se le dise, même si c’est un vieux cliché éculé : Prague est magique… Rippelino avait raison. Et haro sur les boudeurs de mauvais aloi.
Bien sûr, Prague mériterait un peu une injection de modernité. Berlin, à plus grande échelle et par la force des choses (historiques !) et des bombes, en est un bon exemple. Où l’alliance de ce qui reste d’ancien, de ce qui a survécu à la guerre et au communisme, et du meilleur de notre temps, force souvent l’admiration. Oui, ça surprend parfois… mais Berlin est ainsi fait.
Oui, Prague pourrait se doter d’autres bâtiments novateurs que la Maison dansante qui a déjà quelques années. Mais pour cela il faudrait :
1. que les autorités confient la chose a des personnes inspirées et compétentes, qui savent ce que signifie la protection du patrimoine, l’inscription de l’homme moderne dans un passé qu’il reconnaît et dont il se sent le porteur, l’héritier.
2. que les autorités en question voient plus loin que les commandes et projets lucratifs à court terme et pensent en terme de transmission d’un patrimoine.
3. que la conscience du citoyen lambda s’offusque à haute voix quand ces autorités abusent de leur pouvoir pour n’en faire qu’à leur tête (certains le font d’ailleurs, par le biais de pétition et autres actions, mais cela reste parfois bien trop marginal).
Ces derniers temps, la nouvelle de futurs projets délirants et de destructions (en cours ou prévues) de bâtiments historiques au cœur même de Prague ne laisse pas d’interroger sur la vision de notre époque que certains veulent laisser derrière eux.
A l’orée du magnifique parc de Stromovka, ancienne réserve de chasse royale fondée par le roi Přemysl Otakar II (excusez du peu !), dans le VIIIe arrondissement de Prague, une parcelle libre va bientôt voir s’ériger sur sa surface un autre bocal à poissons avides de consommation : un immense centre commercial doit y voir le jour, avec un énième supermarché d’une marque qui a déjà le monopole dans le pays, avec les mêmes magasins que l’on retrouve à trois stations de tram de là, place de la République, dans un autre de ces centres babyloniens qui grignotent la surface de la ville et de ses banlieues. Question : ces centres qui poussent comme des champignons, en a-t-on vraiment besoin ? Avec les mêmes enseignes ? Quelle est cette boulimie d’offre alors que la demande n’est peut-être pas si importante (ou bien l’est-elle vraiment ? en tout cas elle est à coup sûr créée artificiellement).Une initiative civique a vu le jour et a recueilli des milliers de signatures…
Place Venceslas, alors qu’a récemment été détruit le Palais Diamant, non loin de Koruna, un autre bâtiment, à l’angle de la rue Opletalova, doit être rasé parce qu’un investisseur en a décidé ainsi et que le ministre de la Culture ne veut pas, selon ses dires, se farcir un procès parce que l’investisseur en question pourrait se sentir lésé. Apitoyons-nous donc sur ce pauvre investisseur et fi de ce bâtiment à la place duquel doit s’ériger un autre bocal à poissons férus cette fois peut-être de business ou que sais-je encore. Après tout, Prague a tellement de beaux bâtiments. Un de plus un de moins… Une autre initiative civique a vu le jour et recueille des signatures (nous vous en parlions le 2 juin). L’ancien président et dramaturge Václav Havel s’inquiète également du projet mégalomane de l’investisseur qui prévoit d’ailleurs d’aller bien au-delà de la parcelle en question.
Le week-end dernier, sur l’île de Štvanice, la démolition de la patinoire historique de hockey sur glace, classée monument historique ( !) a commencé. Bâtiment en mauvais état oblige, nous dit-on. Mais c’est bien parce qu’il existe une pratique fort répandue de rachat de bâtiments sur des terrains lucratifs qu’on laisse délibérément tomber en ruines afin de pouvoir ensuite faire l’étonné, « pas vu pas pris, le bâtiment est irrécupérable, détruisons-le allègrement ». Et hop, un coup de maître en plus.
Destructions physique de bâtiments, ou bien destruction visuelle d’un paysage par la construction de bâtiments hideux et inutiles. Il se trouve qu’en quelques temps, le nombre de cas s’aggrave et fait s’interroger sur la façon dont certains perçoivent l’univers urbain et l’avenir de Prague.
Alors oui, une ville ça vit et ça respire comme un poumon. Oui, une ville doit changer et évoluer – même mélanger les styles. Oui, l’architecture moderne produit des choses splendides et des choses hideuses, comme sans doute chaque période de l’histoire. Oui, donnons à Prague des bâtiments ambitieux et même audacieux, mais sachons les intégrer à son milieu. Oui, Prague a besoin qu’on lui insuffle de la modernité, mais a-t-on besoin pour cela de détruire le paysage visuel et les signes du passé ? Ce n’est pas être conservateur que de dire cela… C’est juste savoir qu’un fil rouge nous relie d’hier à aujourd’hui. Et qu’aucune société ne se construit correctement en faisant table rase.
Ce quelques événements peuvent paraître dérisoires… mais ils en disent long sur une mentalité qui ronge les cerveaux comme un cancer. La pensée à court terme… vite, vite, vite, et tant pis pour ceux qui crèvent en route. Elle prend des formes très diverses, de la France sarkozyste à la Tchéquie oublieuse de son patrimoine.