"Ce que le petit chaperon rouge a écrit dans le ventre du loup", par Zdeněk Vašíček.

Publié le par Zdeněk Vašíček

      le petit chaperon rouge  

        Photo: Gérard Rancinan


I.
Il y a des tas de gens qui d’une manière ou d’une autre ne s’adaptent pas. Qui ils sont, dieu seul le sait. Ils n’ont pas de noms pour se désigner entre eux, en revanche, ils sont catalogués et avec véhémence encore. Ou bien l’on écrit : ce sont eux, et chacun sait de quoi il s’agit. On sait quoi? La dialectique de la désignation/non désignation en guise de première explication. Ils sont presque tous inscrits dans la mémoire d’une grande institution, chaque exemplaire répertorié, examiné, mais les résultats de ce patient travail de description ne sont pas accessibles au public. On ne peut donc se référer qu’à ce qu’ils écrivent, cette littérature et cette connaissance qui n’existent pas pour l’Académie des Sciences. Une forme de non-existence, que nous choisissons comme deuxième identification. Sur la carte il y a une tache, qui vit ici, que pense-t-il, qu’est-ce qu’il écrit? Qu’écrit le petit chaperon rouge dans le ventre du loup? Mais auparavant - qu’avait-il dans son panier?

 


II.
Le panier du petit chaperon rouge était joliment tressé. Nous avions tout un système de création et de connaissance - des périodiques, des publications, des institutions, des disciplines, des genres. Tout s’est effondré, remplacé par rien, institutionnalisé ou pas. Soit dit en passant, si l’institutionnel équivaut à rien, le reste retentit d’autant plus fort, et c’est justement pourquoi il devrait chercher à comprendre dans quelle mesure il est redevable de ce vide. Les journaux et les périodiques furent supprimés, ce qu’il en resta ne vaut pas la peine d’être mentionné, une palette des différentes nuances de la profession de publiciste subsiste ça et là. On se mit à administrer toute la littérature de la même manière, les belles lettres furent à la même enseigne que les sciences, mais dans ce domaine le résidu fut plus grand - les ouvrages individuels n’ont pas besoin d’un contexte, de s’insérer dans un tout, comme un numéro de journal par exemple, pour les essais il n’en va pas de même.

Cela signifie que d’en haut on effaça aussi la gamme de nuances de la société qui respectait le système proposé. Le panier fut piétiné. Il ne resta plus qu’une machine à écrire, du papier carbone. Si ce n’était que cela, mais les disciplines et les genres ont également changé, on écrit autrement et sur d’autres sujets. La société, elle aussi, est différente. 

III.
Le petit chaperon rouge a reçu une bonne éducation et son panier était plein de bonnes choses. Du haut de l’appareil d’Etat la réalité paraissait et paraît rationnelle, elle correspond aux instructions, et d’après les rapports, elle écoute bien. L’information passe par des canaux, tel canal, telle information. Chaque forme de l’appareil, y compris la littérature ou la science institutionnelles, ont une vision identique, pour d’autres raisons. On ne peut sérieusement attendre des professeurs qu’ils fassent des découvertes intellectuelles, affirme S. Langer. Il est clair que chez nous ils ne sont pas là pour cela, ils vivent de ce qui est découvert et prescrit, ils ont besoin avant tout de chaises sous leur derrière. Ils les ont, comme les hommes de lettres officiels.

Il n’y a pas qu’en haut qu’il en est ainsi, d’en bas aussi, la réalité peut paraître ordonnée et explicable, pour peu que l’on dispose de normes et d’archétypes suffisants. Les positions officielles et les formules peuvent s’avérer quelconques et quotidiennes, d’ailleurs, véhiculées dans un monde enluminé d’idéaux sociaux, la plupart d’entre elles le sont ; quel choc alors au réveil ! Tu peux toujours appeler, le jour, comme la nuit, personne ne t’aidera, gentil visionnaire! A l’arrière plan du gris quotidien, c’était facile de rêver d’idéaux, d’édifier des constructions générales, de tapisser la vie quotidienne. A vivre dans les bureaux, stipendié par l’Etat, on marie bien l’abstraction et le quotidien.

Les Tchèques sont peu nombreux, ils sont donc presque tous voisins, au moins des voisins potentiels. La littérature s’est habituée à cela et résoud les problèmes communautaires d’un immeuble appelé la Tchécoslovaquie. Les éternels Cimbura, Gamza, Brych, et autres braves types. Tout un ensemble de personnages tchèques positifs à vomir. Les Babička, les Dikobraz, la vie du Parti. Une littérature à la portée de tous. Mňacko. C’est dans les Slovaques que nous nous retrouvons le mieux, et les Slovaques dans nous, d’où cette animosité réciproque. Dangereuse proximité de l’homme de lettres et du maître de maison. Mais qu’est-ce que tout cela, en comparaison des brigades de nettoyage administrant la littérature !

Nous avions une littérature spécialisée de sciences sociales. Certes. Elle examinait les nouveaux liens lexicaux, elle affinait les formulations, elle adaptait les termes. (Budulínek se fit avoir à cause de son oreille musicale). Grâce aux citations et aux registres de littérature, elle paraissait même internationale, en tous cas, elle entretenait des relations avec le monde. Un constat un peu cruel, sans doute, pourtant elle s’est auto-critiquée plus durement encore - que nous reste-t-il d’elle, à quoi nous sert-elle, et où est-elle aujourd’hui?

Nous avions sans doute les sciences sociales que notre société, et ceux qui la composaient méritaient. Les disciplines scientifiques traditionnelles sont en effet liées à une certaine structure de la société dirigée par le haut, elles correspondent à ses besoins, et cela ne doit pas avoir beaucoup en commun avec les besoins d’une société considérée plutôt de bas en haut.

Le mouvement d’amélioration idéologique s’est développé dans le sillage d’un communisme bureaucratisé réformateur, héritier du marxisme dans sa terminologie et dans ses thématiques, les autres orientations restèrent marginales. Dans la science s’épanouissaient l’empirisme et le scientisme, dans l’art, le modernisme. Aujourd’hui il n’y a plus rien à “libéraliser”, il n’y a même plus de libéralisateurs, en revanche les finauds sont légions. Le scientisme et le modernisme ne se portent plus en haut ; en bas, c’est la fin du marxisme, du strip-tease des orientations non-marxistes, jusqu’à l’underground. Petit chaperon rouge, pourquoi ne grandis-tu pas? Cela m’amuserait bien si après la venue du bon chasseur, le petit chaperon rouge nous parlait d’acculturation. 

A la fin des années soixante, on pouvait publier presque tout, comme on voulait, à condition bien sûr de respecter certains usages rituels (à la limite du roi est nu). L’anneau dans le nez, sa carte en poche, on pouvait tenter quelque chose. Tout allait plus ou moins “comme ci” d’où la dominance, en littérature, des métaphores, des métonymies et des comparaisons, comme le constate J. Kristeva, d’où aussi les systèmes abstraits et les modèles en sciences humaines et sociales. Ces deux formes n’étaient-elles pourtant pas seulement des moyens d’examiner et de communiquer?

Ce “comme ci” s’est effondré, et avec lui la métaphore et le modèle ; le squelette est sorti du placard. Aujourd’hui, chacun doit chercher seul, et personne ne le veut plus. Au plus bas de la société, la métaphore et les modèle ont perdu leurs privilèges. Pas totalement, et pas toujours, en général, ceux qui les conservent sont ceux qui les ont appris dans les années soixante et pensent à présent que grâce à eux, ils franchiront les frontières tchèques. Que nous reste-t-il de la théorie de l’impact moyen? Où sont les généralisateurs empiristes? Le loup a mangé le petit chaperon rouge avec ses métaphores et ses modèles.

IV.
Où en est le petit chaperon rouge à présent? Il s’est feuilletonisé, folklorisé, il s’est mis au diapason, mais c’est toujours une petite fille bien élevée. Elle privilégie dorénavant les discours personnels, elle n’écrit plus des exercices de style ou des mémoires de doctorat.

Il nous est arrivé quelque chose qui nous a fait changer. Nous en sommes conscients. Mais l’angle de notre perspective nous échappe, et avec lui la poétique de notre nouvelle position. Le monde nous paraît-il dorénavant comme un feuilleton? Aujourd’hui, cela saute aux yeux, il y a une explosion de feuilletons. Il y en a beaucoup et beaucoup d’excellents. A l’époque de Puškin, tout le monde savait bien écrire, c’est pourquoi nous ne connaissons que Puskin aujourd’hui. Sans lui, nous connaîtrions des dizaines de bons poètes, mais sans lui, il y en aurait sans doute moins. En dehors de Vaculík, il existe de bons feuilletons, mais il y est pour quelque chose.

La glose n’a pas besoin de contexte, elle présuppose un large consensus. Dans le feuilleton il faut pourtant ménager des espaces explicites qui laissent pénétrer implicitement le contexte. Il traduit ce qui se donne à voir dans la situation courante, l’ordinaire, le lecteur de chacun et c’est pourquoi il est toujours très marqué par l’affectif. La quotidienneté est immense et englobe tout, le feuilleton ne la représente que par sous-entendu, et c’est là le secret de son art et de ses clichés. Le truc le plus simple est de rendre le narrateur tel que le lecteur puisse s’identifier facilement à lui. A la banalité se lie quelque chose qui émane d’elle, qui la rend exceptionnelle en retour, et qui parfois l’explique. Une sorte de « ah oui ».

Le feuilleton, même dénué de leçon à la fin, se présente comme un paradigme, et c’est ainsi qu’il est lu. La thématique de presque tous les feuilletons de ces dernières années tourne autour de notre comportement à l’égard du Pouvoir et en fonction du Pouvoir. Un bon feuilleton est concret, il dépeint la vie sans grands mots, sans théorie et sans illusions, plus précisément sans grandes illusions. Nous devons vivre, et nous aimerions vivre convenablement.

C’est très bien de la part du feuilleton, nous devrions le remercier ne serait ce que parce qu’il libère les autres genres de telles préoccupations. Je ne veux surtout pas prescrire quoi que ce soit à qui que ce soit, mais si le feuilleton sait s’acquitter de cette tâche, pourquoi l’imposer à d’autres ? Ce serait un appauvrissement. N’oublions pas que si le feuilleton est devenu un genre artistique c’est justement parce qu’il n’y aspirait pas. Ne feuilletonisons pas plus que nécessaire, appelons avec Occam.

Le feuilleton se mêle de tout, c’est dans sa nature, mais, chez nous, il se mêle aux autres genres. On distingue rarement le feuilleton du conte, nous avons aussi toute une chaîne qui mène au roman : le feuilleton-essai, action ou drame. Il peut s’abuser lui-même. L’attribution peut dépasser son affectation, à côté de la quotidienneté, des attitudes humaines et citoyennes, il y a tout le monde de l’abstraction, pas seulement ces peudo-abstractions ressassées, mais une pensée discursive, un système conceptuel authentiques. La société ne se réduit pas à des relations de voisinages, il existe aussi nécessairement tout un système de relations non personnelles. Le feuilleton est une image, un paradigme, une analyse, une construction. Par exemple : le feuilleton de Vaculík sur le fait de se laisser enfermer et l’importante discussion qu’il engendra. La réponse non-feuilletoniste ne respecte que les mots et les phrases du feuilleton, pas du tout la situation qu’il essaye d’expliquer – et qu’on ne peut expliquer avec les moyens du feuilleton.

Là où le feuilleton est roi, l’autre genre n’est que valet, on peut faire d’une simple femme sage une gardienne ou bien un membre du plenum. La citoyenneté et le gardiennage ne sont pas si éloignés l’une de l’autre, pour ne pouvoir se mêler et s’emmêler. Les moyens et l’espace des « grands genres » constituent leur point de vue, ils ont une autre responsabilité, que le feuilleton ne peut endosser, de la même manière qu’ils ne peuvent remplacer le feuilleton.

Le savoir, la science se sont feuilletonisés. Le genre analytique s’émancipe peu à peu de la bureaucratie et cela se traduit par un déplacement vers la subjectivité, la moralité, un mode d’expression « démocratique » (liberté, justice, solidarité etc.). On peut parler aussi d’une plus grande dose de rationalité, mais elle est elle-même toute relative, étant donné que la bêtise rationalisée est justement ce à quoi nous sommes exposés. Les autres approches sont rares, mais on respecte cette nouvelle situation de la société en bas. A présent, Mlynář constate avec étonnement à quel point en bas, on vit différemment, il perd de son caractère apodictique, gagne en compréhension, et tout d’un coup, on constate chez lui une transformation des problèmes, du genre, du style, un éloignement de la poétique du Programme d’action. Il devient lisible et comprend sans doute pourquoi le Programme d’action ne l’était pas.

Le déplacement vers un mode d’expression « démocratique » et un mode d’expression tout court ne s’effectue pas sans problème. Les sectes se distinguent par une langue conventionnée, riche de ses propres termes et d’une syntaxe pervertie permettant de composer des phrases et des paragraphes avec le minimum d’énergie. Les termes « démocratiques » sont par ailleurs plus vagues, on peut les lier de façon beaucoup plus libre, mais si le texte produit ne s’appuie pas sur une expérience humaine (ce que le texte veut transmettre par cette terminologie), ou bien sur un terrain de connaissance (les textes présupposés par le texte), alors ce texte n’a pas grand sens. Les expériences ne manquent pas, mais qu’en est-il du socle de connaissance ?

L’essai et à plus forte raison l’étude ne peuvent compter sur la métaphore qui n’est pas en soi une issue, ils ne peuvent faire l’économie d’une explication directe. Les coulisses du monde naturel complétant le feuilleton ne suffisent pas, il en faut d’autres – l’univers conceptuel, la discursivité. Sans ces connaissances, ces genres restent incompréhensibles.

On entend plus parler des sociologues, quelle importance direz-vous, si nous avons Simecka. Difficile à classer au niveau du genre, de la discipline : est-ce de la sociologie, de l’anthropologie sociale ou culturelle, de l’ethnographie, du reportage, une étude ou une information ? De cela il est conscient, et c’est en toute qualité qu’il s’excuse. Un tchèque si parfait ne peut sans doute être écrit que par un Tchèque bilingue vivant en Slovaquie, capable de recul à l’égard de sa langue, comme, en tant qu’excavateur, à l’égard de lui-même. Une langue simple, réfléchie, sans rhétorique, concrète, précise ; avec une telle langue, on a beau faire, on n’écrit pas un délire ourdi. Et en même temps on voit là les limites de cette conception, le diagnostic n’est pas toute la médecine. Le cancer est une désorganisation soumise à certaines règles, il faut les reconnaître, mais aussi en prescrire les soins – cette langue sera-t-elle alors suffisante ?

En revanche, chez les philosophes, on ne manque ni de raffinements, ni de finesses. Après tant d’année de brochures totalitaires, de journaux philosophiques obtus, cela donne le vertige. D’où leur vient une telle éloquence ? Ce n’est ni la clarté française, ni la civilité anglo-saxonne du discours, toutes deux issues d’une tradition pluriséculaire, dont nous sommes dépourvus. C’est un mélange de connaissance, incontestablement, d’exaltation, de prêche et d’essai, de confession et d’explication, l’un ou l’autre prévalant plus ou moins chez les auteurs respectifs.

On trouve souvent la phénoménologie mêlée à l’herméneutique et à la chrétienté. On part fréquemment de l’insuffisance proclamée des sciences exactes (avec toujours les mêmes arguments). On s’appuie volontiers sur un phénomène quelconque (le métal, la lumière, une catégorie théologique), décrété protophénomène de quelque chose ou de l’ensemble, destiné cependant non pas à l’analyse ou à une construction, mais à la production d’une image, d’une illustration. Des réflexions différentes, bien sûr, si au moins tout n’était pas semblable, mis à part cette constante manie de l’étymologie. L’un dans l’autre, l’essai est le seul genre disponible, avoisinant dangereusement le sermon.

Le sermon – un genre ressuscité, rafraîchissant à petite dose, mais autrement ? Il a besoin de reposer sur quelque chose, un texte fondateur en l’occurrence, dont on expose une partie. Si ce n’est pas le cas, si ce de quoi l’on part est familièrement connu de l’interlocuteur, le sermon se réduit alors à une cascade de banalités, de sentences mystiques, d’une sorte de sagesse existentielle, d’un appel disparate, ce dont le prêcheur est rarement conscient. Mais où l’individu a-t-il encore l’occasion aujourd’hui d’entendre des mots comme l’esprit, la grâce, la foi, la promesse ? Même pas chez Tante Sally. Le texte présupposé est truffé de paraboles, et exposé au travers de ces paraboles – on atteint alors la métaphore. Dans le sermon, c’est une partie nécessaire de sa poétique, mais aucune métaphore ne peut remplacer un système de concepts généraux. Si les deux se mêlent de façon désordonnée, on peut obtenir un enchevêtrement d’excellentes observations à valeur d’exemple, mais on peut trouver un contre-exemple pour chacune d’entre elles. Comment en fait les prêcheurs communiquent-ils entre eux ? Par les sermons ? La tradition rhétorique des prédicateurs et leur savoir-faire en matière de propédeutique morale conduit en fait à ce que les anciens consommateurs d’heures d’instruction civique et de cortèges du premier mai soient transportés. Une éloquence qui ne laisse pas de place au bégaiement. L’enchaînement grave ou au contraire l’exaltation émue, le cliché inhabituel, l’énigme, l’ésotérisme font office d’arguments. Une pré-formulation. Le plus triste, c’est que cela débouche habituellement sur la proclamation d’un monopole sur le spirituel.

En bref, la réalité s’est feuilletonisée, mais tout n’est pas feuilleton, et nous ne sommes pas tous feuilletonisés. En l’absence de modèle, nous recevons quelque chose de diffus et de changeant, à quoi nous sommes exposés. Nous ne connaissons que des modèles qui se sont effondrés, des modèles qui ne se sont pas vérifiés et qui ne nous aident pas beaucoup dans la vie courante, sur le plan abstrait. Ils supposent un monde un tant soit peu abstrait – toutes les confessions le savent, et c’est pourquoi elle ajoutent en général : rendons à César ce qui est à César. Mais c’est pourtant maintenant que nous devons vivre, hic Rhodus, hic salta. Notre vie ne se partage plus entre, d’une part, un univers écrit d’écoles, d’ordres et d’autre part, la vie concrète et personnelle. Alors ?

V. 
Le nouveau monde du petit chaperon rouge a beaucoup de traits folkloriques. Bien sûr les gens se comportent autrement en communauté qu’en société ; le monde d’en bas est différent de celui observé d’en haut. Le contact direct, le message oral et la solidarité s’expriment autrement que ne le permet un système de média non personnel – même si justement la subjectivité peut s’y exprimer de la meilleur façon. Le folklore ne nous lie-t-il pas plus qu’il ne nous libère ?

La dépendance au récit et à l’oral se manifeste le mieux dans le domaine érotique, le thème préféré du message oral. Mais il s’agit souvent d’un sexe de seconde main, périmé et affiné par le récit, un sexe folklorisé, quand il n’est pas simplement onirique. C’est pourquoi tout est externe, de quelle expérience intérieure parle-t-on, d’où la prendrait-on ? Les lecteurs le lisent comme une lecture de consommation, mais vu son succès, elle ne doit pas être si mauvaise !

De la même manière, le folklore aime les aventures des fous, des alcooliques, des excentriques, des matamores, des prisonniers, les gloses, les observations, les maximes, les anecdotes, comme on les raconte au travail, au bistrot. Après des siècles d’un développement autonome, la littérature se rapproche du discours folklorique, urbain cette fois-ci, et dénué de sa perspective romantique. Mais en guise d’Agora, nous n’avons plus que les bistrots. Non seulement la langue et le style se transforment, mais aussi les perspectives se réduisent à la vision de petites figures prenant la parole. A quoi bon alors la poétisation, je ne sais pas, sans doute pour avoir une vue d’ensemble, pour mettre tout à plat, en vain. Evidemment il s’agit d’une réaction à la fausse abstraction et aux préceptes de comportements, mais réagir ne suffit pas. Les nouveaux romans picaresques ou les divertissements, dans lesquels les dialogues empruntés prennent le pas sur le langage recherché, sont, eux aussi, folklorisés. 

La métaphore et l’analyse sont différentes sans être complètement opposées pour autant ; l’une peut tendre vers l’autre. La métaphore mythologise et on ne s’émancipe pas si simplement que cela de sa construction. Le mythe fonctionne en grandes oppositions binaires – d’ailleurs, les politiques ne les utilisent-ils pas comme des mythologisateurs ? Dans un cas faible, si l’on part des caractéristiques de l’appareil de composition et si on le traite à la façon d’un ingénieur, on arrive à un récit – le quasi-conte. Páral et consor partent de facto d’une construction à la Propp. Ou bien l’homme s’apparente à la métaphore, au mythe, au rêve, ou bien il se les élabore, mais il faut alors les tirer de quelque part ; dans la journée, on ne peut vivre sans analyse, sans désintégration, sans examen du poids et du contexte, sans une réflexion constante, sans essais et sans erreurs – de tout, y compris des rêves, des métaphores et des mythes. C’est là que nous sommes authentiques, même si ne nous ne sommes pas tout à fait éveillés. Les acteurs perplexes des aventures palpant le monde, qui nous atteignent dans cette mesure, ne sont pas trop enthousiasmant, pourquoi le seraient-ils d’ailleurs, mais au moins ils ne sont pas corrompus par la bouse dont sont faits, d’après Malaparte, les vainqueurs. Si nous ne nous limitons pas évidemment au schéma folklorique le héros trempé/ les petits consommateurs/ les vilains bureaucrates.

La poétique du folklore a masqué sa faculté de composer, de former des clichés, des archétypes – on retrouve quelque chose de cela dans l’écrit du petit chaperon rouge. Notre donne est aussi de cette nature, notre réalité s’est folklorisée. Là où manque un système de publication et de diffusion, le message oral doit prendre le pas, grâce aussi à la télévision .

Non seulement le message littéraire, mais notre réalité, nos vies, nos histoires et notre mode d’expression dans les sciences humaines et sociales se folklorisent. Les sciences humaines sont le truchement qui nous permet d’ordonner l’information. Le spécialiste, grâce à elles, sait ce qu’il n’a pas à répéter, ce qu’il doit, et ne doit pas répéter. L’histoire en tant que récit, description de ce qui s’est passé, et en tant qu’écriture du passé sont ici à la même enseigne. Dans les deux cas, le système d’orientation et de compréhension est pour cela différent en haut et en bas, comme est différente la communication en haut et en bas. Le Goulag de Soljenitsyne offre une histoire par le bas ; penser qu’un historien positiviste pourrait, sur la base des sources et de la littérature, fournir un tableau plus fidèle est un non sens. Cette histoire n’est pas un échantillon du système de diffusion de la nature de l’écrit bureaucratique ; le fait que s’y mêlent l’autopsie, les souvenirs, les légendes, le folklore, les jugements, et la littérature, ne constitue pas un défaut. C’est ainsi qu’est l’histoire pour nous, et nous ne pouvons y échapper !

La description que fait Skilling du Printemps de Prague, avec tous ses attributs historiographiques classiques a certainement un sens pour quiconque en dehors de nous mêmes. 

VI. 
Le contenu n’est pas seulement lié à des formes folklorisantes. L’incertitude de la position, l’humeur sont en quête assurément des moyens d’expression et à l’inverse, les formes consacrées de l’expression transforment la conception de la réalité. Le métier est une condition nécessaire, mais en même temps, la professionnalisation constitue une menace.

Beaucoup d’émotions se transmettent uniquement par écrit, certaines ne voient le jour que par ce moyen. Elles dépendent directement de leur description, grâce auxquelles on peut les révéler, l’introspection nous trahit. L’homme se fond dans son analyse, la culture est-elle autre chose ? Seulement voilà, les constructions littéraires sont souvent plus commodes que l’analyse. La simple description, l’événement trahiraient immédiatement la nature scripturale et c’est pourquoi l’on construit une espèce de « comme ci ». Pour l’humeur, on cherche des représentants, et si l’on n’en trouve pas (on est tellement autocritique), on fonde une sorte de monde, un monde particulier de phénomènes (des petits personnages, distincts des choses en font partie), le tout hérité du principe littéraire. C’est plus ou moins ainsi qu’est né Křemílek et qu’il remporte un tel succès auprès des enfants. Les Filips admirent les sentiments des Slaves, mais ils n’y arrivent pas.

C’est gênant de jauger les autres du haut d’une utopie, d’un rêve ou d’une humeur ; tragique si l’on juge, comique si l’on prétend être et si l’on souffre en fonction de ces critères. Ce n’est pas une simple question de « sensibilité exacerbée », le trousseau professionnel prescrit des hommes de lettres, toute la société de haut en bas souffre de migraine, de nervosité, et d’humeurs – notre réalité s’est mise à avoir des humeurs. D’ailleurs, en dehors des humeurs, il ne nous reste pas grand-chose.

Nous avons rarement à faire au pur genre du roman, mais parfois à quelque chose d’approchant. Le quasi roman est en fait la seul forme par laquelle la réalité vivante est saisie, où l’on peut dire quelque chose, mais pas tout, où les données précises font défaut, où chacun est plus ou moins limité à son expérience immédiate, à des nouvelles orales, sans historien, sans sociologue, sans reporter, sans publiciste, sans journaux ni revues. Lorsque même les souvenirs sont interdits, et seule la fiction autorisée, à moins de se compliquer la vie et celle de ses proches. Quand les conditions extérieures ne sont pas réunies pour un « roman universel » à la Bromfield, Healey, car à l’Ouest c’est la civilisation qui doit convenir, pas les auteurs.

Alors on écrit sur des thèmes engagés et attirants, choisis par le « double » politique de l’écrivain. On a recours aux allégories, aux symboles, aux proclamations, sur la scène courent des Diables, on intercale une histoire quelconque et généralement on agrémente avec du sexe, pour que cela forme un tout quelconque. Il s’agit plutôt d’une convention littéraire.

Dans la plupart des cas, on maîtrise l’art d’écrire, l’art dans le meilleur sens du terme. On sait écrire. Mais s’il ne reste que cela ? A l’arrière, le métier guette. On fait d’une passe plusieurs actes, cela a sûrement un sens, mais si l’on peut l’exprimer par des moyens plus simples, il est couvert par la masse pasem et le bruit de ses petites choses, on reçoit alors un autre sens. Par l’expression supplémentaire, l’expression préalable on ne transmet que la communicabilité, l’échec, la vacuité de l’extérieur, sûrement pas la profondeur. Mais ne sommes nous pas en fait assourdis par un type de diffusion qui ne diffuse que le fait qu’il est diffusé ? Ils n’ont rien à dire, ils transmettent tout simplement, qu’ils sont ici, mais même cela ils ne le transmettent pas à nous, mais juste à leurs constituants (ressortissants, contribuables), à leurs clients. 

VII. 
L’âge d’or, le paradis perdu – pour cela le petit Chaperon rouge est trop émancipé. En même temps, il flirte avec la normalité et la correction. Dans le livre d’interview avec les hommes de lettres de Lederer, des tas de gars se sont présentés d’une manière qui ferait bien plaisir à leurs mamans. Ils affirment toujours qu’ils ne pensaient pas à mal, qu’ils ne sont pas si mauvais qu’on le dit en haut. La boulette était parait-il toute petite. Simplement ça a tourné mal. Ils disaient vrai, la vie ne leur a pas donné raison, alors au moins l’Avenir, à défaut d’avenir. La pissoire est bien emaillée, quand on tire la chasse sur les étrons, elle est redevient toute proprette, elle sent juste un tout petit peu mauvais.

Nous sommes normaux – chacun peut le dire, et chacun le dit. La normalité, la normalisation et quelque chose de réel. La normalité définie par les rêves sans que nous nous soyons dépêtrés (extraits) des conneries des deux monstruosités de la science romantique du 19ème siècle : l’Etre suprême, le Gattungsmensche… Ce que nous avons au cou par la composition de la prépondérance de vérité et la minorité de mensonge, la relation de comparaison avec le diabolique. C’est pourquoi on ne peut expliquer le fait que les gens supportent uniquement par des motifs extérieurs ou par leurs mauvais côtés. Celui qui est sûr de lui est habituellement vite renseigné sur les autres. Chudožilov est-il normal quand il avoue à Lederer qu’il touche le fond ?

Les seuls qui savent comment c’est et comment cela devrait être sont les prophètes. Rien contre eux, tant qu’ils n’en font pas commerce – avec une base constante : la constatation de la crise, la description des lendemains sombres, l’appel au retour aux racines, aux bonnes mœurs ou aux valeurs transcendantales. Sans un contenu standard cela a aussi peu de sens que le progrès infini dans la spirale. Je ne parle pas évidemment de la crise elle même, mais de la manière dont on écrit sur la crise. En elle-même cette manière d’écrire sur la crise est déjà un symptôme de la crise. Les tentatives d’élucider à partir de divers point de vue, par toutes sortes de retours, de constructions, de prévisions, de valeurs. Le sérieux de la morale et les attitudes de pose. Un coktail de faits obscures, de systèmes d’actes appropriés, d’observation personnelles. Répétition : je ne parle pas évidemment de la crise elle même…

Et en même temps, tant de gens reçurent enfin les bienfaits d’une propulsion dans la vie qu’ils s’attachaient à décrire auparavant, délivrés de cette pseudo-autonomie de ce pseudo développement scriptural. Mais ce sont toujours de braves gars, de petits lords en habits de marin ; les cataclysmes ne changent pas les caractères, sans doute seulement les opinions, un peu. Je veux être tolérant, je cherche évidemment une excuse pour moi-même, les mots, le style, le genre, rien ne se trouve facilement quand on a été formé autrement. De quoi ont dû s’émanciper tous les outsider tels que Tilsch, Klíma, Hanč, Bondy avant de pouvoir parler leur langue. Tout d’abord les limites de la littéralité, des thèmes convenus et des genres. Ils ne sont même plus métaphoriques. La langue par laquelle Heidegger a alourdi sa tâche, devient une routine toute prête le Das andere Denken devient eine andere Rede . Il ne s’agit pas d’elle, mais tu peux aussi tricher. Même les défaîtes, l’homme ne devrait pas se les faciliter.

Mais si nous refusons la « normalité », on a plus de chance encore de se confronter aux idioties d’autant plus trompeuses qu’elles nous paraissent originales. Nous ignorons cependant les critères qui nous permettraient d’identifier, parmi ces anticipations, celles qui sont absurdes, celles qui sont adéquates. Le fait que nous, ou ceux qui nous succèderont, y arriveront plus tard, ne nous aide pas beaucoup pour le moment. Pas plus d’ailleurs que l’opinion, au demeurant sérieuse, que les faits nous traitent mal. La connaissance traditionnelle est superbement classifiée, elle possède une poétique élaborée, c’est pourquoi on peut écrire sur quelque chose sans avoir à penser à tout. Mais lorsqu’il ne nous reste que ce « tout » ? C’est justement ainsi que réfléchissent les penseurs bruts, les autodidatctes, les dilettantes. Il peut leur arriver de ne pas distinguer Klima de Heidegger. Ne pas penser de façon traditionnelle n’est pas toujours un grand mérite. 

Le naturel est-il normal de nos jours ? La normalité est-elle naturelle ? Qu’est-ce qui est au fait, normal pour nous ?

VIII.
On doit faire avec ce que l’on a et parce que la faim est le meilleur cuisinier, rien ne doit être tellement désespéré, il faut juste savoir avec quoi on va cuisiner. Depuis Aristoteles nous savons qu’il n’y a pas de sciences de la vie quotidienne, fronesis, mais peut-être une connaissance. L’idée de epieikeise – correction de la loi est aussi la sienne. Selon elle, celui qui s’en tient strictement à la loi n’est pas lui même dans le droit, car toutes les lois sont des expressions abstraites forcément non reliées à une action concrète puisque précisément elles ne peuvent contenir en elles ces actions. Le commentaire de Melanchton dit clairement : « Faire valoir la loi la plus haute est bas ». La phénoménologie recherche un « monde naturel », comme une donnée de base. La politologie doit devancer la politique et la politique la vie, la vie d’un poussin qui veut vivre. Dans la vie même nous sommes tous des dilettantes. Mais comment reconnaître aujourd’hui le fronésis, de la techné et de la théorie dans un monde constamment parlé et interpellé de toutes part ? Les bureaucrates agissent d’une manière, leurs objets d’une autre. Les formateurs bureaucrates un tant soit peu à la hauteur, c’est la loi de leur job. Il en va autrement pour ceux que la société paie, et pour ceux qui sont là pour payer. Les uns veillent, les autres sont pris en charge.

Pour que le personnage de Gil Blas puisse être le lien de tant d’aventures, il faut qu’il soit en tout bien plat, et c’est ce qui arrive à tout narrateur, penseur qui veut en dire trop. Le destin de Watson sera le nôtre si nous ne formons pas notre propre système de refus, et évidemment pas uniquement dans le domaine de la littérature et de la pensée. L’articulation, tranchée en littérature, n’est pas convertible en comportement personnel, elle doit être beaucoup plus large, elle ne peut se réduire à l’opinion d’une personne, mais à celle d’un artiste et de l’art. On ne décèle pas les relations causales simplement en ordonnant. Dans une œuvre littéraire, comme dans la connaissance du reste, ce n’est pas l’enregistrement des articulations qui compte, mais la création d’un espace qui leur est destiné.

Dépasser et briser les frontières entre les genres peut être utile et de surcroît nécessaire aujourd’hui, mais cela ne doit pas être le signe que nous sommes écrasés par la matière. Quand on se noie on commence de façon non-articulée. La nage est une articulation et c’est cela qui importe ; que la mer est belle et terrible, on le sait. Pour atteindre le fait donné il faut sortir de soi, de ses attitudes conscientes et contrôlées, pas des représentations traditionnelles de ce fait. Nous n’avons pas besoin de nous défeuilletoniser, de nous défolkloriser, de nous départiculariser, de perdre nos humeurs, de nous déprofessionnaliser, cela ne serait d’ailleurs sans doute pas possible, mais il faut au moins être conscient de notre situation, l’analyser, la surplomber, savoir manœuvrer avec elle. Participer à la réalité, ne pas être coincé dans ce qu’il en reste.

Que ceux qui croient en quelque chose risquent leur intimité, leur caractère, leurs sentiments et leurs capacités, cela ne compte pas dans leur œuvre et n’a jamais compté. En plus, pratiquement tous ceux qui participent à la connaissance ou à la création non reconnues officiellement mettent en jeu leur existence et celle de leurs proches jusqu’au troisième degré de parenté. Dans quelques cas, cela peut constituer un moyen de subsistance, et là encore, cela n’a rien à voir avec la valeur finale du travail, ni avec sa signification extérieure. En fait le superficiel a disparu, le monde habité de la littérature et de ses genres et avec lui le socle, le champ spécialisé et institutionnel, les perspectives communes, pourtant, malgré cela, son prélude nous souffle toujours dans le dos. Qui ai-je derrière moi ? Qu’est-ce qui nous attend ? Seulement la vie. Assurément le succès est plus relatif que l’échec, mais on peut encore se compliquer la situation. Tout est le seul positif ( jedinym kladem je vse ?), et de toute façon il n’y a rien d’autre. Qu’importe alors le résultat ?

Brno, juillet 1980

 

Zdeněk Vašíček (1933- 2011) était un penseur libre, sarcastique, drôle, indépendant. Il a publié plusieurs livres de philosophie et d'autres articles dans diverses revues et journaux dont le fameux Babylon, dernier bastion du vrai journalisme en République Tchèque aujourd'hui.


 

Publié dans Interviews

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